1909 |
Source : Zeitungskorrespondenz n� 75, 10 Juli 1909, p. 1 et 2. Traduction : Ph. Bourrinet (juillet 2019). |
De nombreux �crits scientifiques se plaignent avec �motion de la destruction croissante des for�ts. Or ce n�est pas seulement la joie que chaque amoureux de la nature �prouve pour la for�t qui doit �tre prise en compte. Il existe aussi d�importants int�r�ts mat�riels, voire des int�r�ts vitaux pour l�humanit�. Avec la disparition des riches for�ts, des pays connus dans l�Antiquit� pour leur fertilit�, dens�ment peupl�s, v�ritables greniers pour les grandes villes, sont devenus des d�serts pierreux. La pluie n�y tombe que rarement, ou des pluies diluviennes d�vastatrices emportent les minces couches d�humus qu�elle doit fertiliser. L� o� la for�t des montagnes a �t� an�antie, les torrents aliment�s par les pluies de l��t� roulent d��normes masses de pierres et de sable, qui d�vastent les vall�es alpines, d�forestent et d�truisent les villages dont les habitants sont innocents �du fait que le profit personnel et l�ignorance ont d�truit la for�t dans les hautes vall�es et la r�gion des sources�.
�Int�r�t personnel et ignorance� : les auteurs, qui d�crivent avec �loquence ce d�sastre, ne s�attardent pas sur ses causes. Ils croient probablement qu�il suffit d�en souligner les cons�quences pour remplacer l�ignorance par une meilleure compr�hension et en annuler les effets. Ils ne voient pas qu�il s�agit d�un ph�nom�ne partiel, l�un des nombreux effets de nature similaire du capitalisme, ce mode de production qui est le stade supr�me de la chasse au profit.
Comment la France est-elle devenue un pays pauvre en for�ts, au point d�importer chaque ann�e des centaines de millions de francs de bois de l��tranger et de d�penser beaucoup plus pour att�nuer par le reboisement les cons�quences d�sastreuses de la d�forestation des Alpes? Sous l�Ancien R�gime, il y avait beaucoup de for�ts domaniales. Mais la bourgeoisie, qui a pris les r�nes de la R�volution fran�aise, ne voyait dans ces for�ts domaniales qu�un instrument d�enrichissement priv�. Les sp�culateurs ont ras� trois millions d�hectares pour transformer le bois en or. L�avenir �tait le cadet de leurs soucis, seul comptait le profit imm�diat.
Pour le capitalisme, toutes les ressources naturelles ont la couleur de l�or. Plus il les exploite rapidement, plus le flux d�or s�acc�l�re. L�existence d�un secteur priv� a pour effet que chaque individu essaie de faire le plus de profit possible sans m�me penser un seul instant � l�int�r�t de l�ensemble, celui de l�humanit�. Par cons�quent, chaque animal sauvage ayant une valeur mon�taire, toute plante poussant � l��tat sauvage et d�gageant du profit est imm�diatement l�objet d�une course � l�extermination. Les �l�phants d�Afrique ont presque disparu victimes d�une chasse syst�matique pour leur ivoire. La situation est similaire pour les h�v�as, qui sont victimes d�une �conomie pr�datrice dans laquelle tout le monde ne fait que d�truire les arbres sans en replanter de nouveaux. En Sib�rie, on signale que les animaux � fourrure se rar�fient de plus en plus en raison d�une chasse intensive et que les esp�ces les plus pr�cieuses pourraient bient�t dispara�tre. Au Canada, de vastes for�ts vierges sont r�duites en cendres, non seulement par les colons qui veulent cultiver le sol, mais aussi par les �prospecteurs� � la recherche de gisements de minerai ; ceux-ci transforment les versants montagneux en roches d�nud�es pour avoir une meilleure vue d�ensemble du terrain. En Nouvelle-Guin�e, un massacre d�oiseaux du paradis a �t� organis� afin de se plier � la lubie dispendieuse d�une milliardaire am�ricaine. Les folies de la mode typiques d�un capitalisme gaspillant la plus-value ont d�j� conduit � l�extermination d�esp�ces rares; les oiseaux de mer de la c�te est-am�ricaine n�ont d� leur survie qu�� la stricte intervention de l��tat. De tels exemples pourraient �tre multipli�s � l�infini.
Mais les plantes et les animaux ne sont-ils pas l� pour �tre utilis�s par les humains � leurs propres fins ? Ici, nous laissons compl�tement de c�t� la question de la conservation de la nature telle qu�elle se poserait sans l�intervention humaine. Nous savons que les humains sont les ma�tres de la terre et qu�ils transforment compl�tement la nature pour leurs besoins. Pour vivre, nous sommes compl�tement d�pendants des forces de la nature et des richesses naturelles; nous devons les utiliser et les consommer. Ce n�est pas de cela dont il est question ici, mais uniquement de la fa�on dont le capitalisme en fait usage.
Un ordre social raisonnable devra utiliser les tr�sors de la nature mis � sa disposition de telle sorte que ce qui est consomm� soit en m�me temps remplac�, en sorte que la soci�t� ne s�appauvrisse pas et puisse s�enrichir. Une �conomie ferm�e qui consomme une partie des semis de c�r�ales s�appauvrit de plus en plus et doit infailliblement faire faillite. Tel est le mode de gestion du capitalisme. Cette �conomie qui ne pense pas � l�avenir ne fait que vivre dans l�instantan�it�. Dans l�ordre �conomique actuel, la nature n�est pas au service de l�humanit�, mais du Capital. Ce ne sont pas les besoins vestimentaires, alimentaires et culturels de l�humanit�, mais l�app�tit du Capital en profit, en or, qui r�git la production.
Les ressources naturelles sont exploit�es comme si les r�serves �taient infinies et in�puisables. Avec les n�fastes cons�quences de la d�forestation pour l�agriculture, avec la destruction des animaux et des plantes utiles, appara�t au grand jour le caract�re fini des r�serves disponibles et la faillite de ce type d��conomie. Roosevelt reconnait cette faillite lorsqu�il veut convoquer une conf�rence internationale pour faire le point sur l��tat des ressources naturelles encore disponibles et prendre des mesures pour pr�venir leur gaspillage.
Bien s�r, ce plan en soi est une fumisterie. L��tat peut certes faire beaucoup pour emp�cher l�impitoyable extermination d�esp�ces rares. Mais l��tat capitaliste n�est apr�s tout qu�un triste repr�sentant du bien commun (Allgemenheit der Menschen). Il doit se plier aux int�r�ts essentiels du Capital.
Le capitalisme est une �conomie d�c�r�br�e qui ne peut r�guler ses actes par la conscience de leurs effets. Mais son caract�re d�vastateur ne d�coule pas de ce seul fait. Au cours des si�cles pass�s, les �tres humains ont exploit� la nature de mani�re insens�e sans penser � l�avenir de l�humanit� tout enti�re. Mais leur pouvoir �tait r�duit. La nature �tait si vaste et si puissante qu�avec leurs faibles moyens techniques, ils ne pouvaient lui faire subir que d�exceptionnels dommages. Le capitalisme, en revanche, a remplac� le besoin local par le besoin mondial, cr�� des moyens techniques pour exploiter la nature. Il s�agit alors d��normes masses de mati�re qui subissent des moyens de destruction colossaux et sont d�plac�es par de puissants moyens de transport. La soci�t� sous le capitalisme peut �tre compar�e � la force gigantesque d�un corps d�pourvu de raison. Alors que le capitalisme d�veloppe une puissance sans limite, il d�vaste simultan�ment l�environnement dont il vit de fa�on insens�e. Seul le socialisme, qui peut donner � ce corps puissant conscience et action r�fl�chie, remplacera simultan�ment la d�vastation de la nature par une �conomie raisonnable.
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